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Mise à jour

le 10/06/2002

 

 

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Les tiroirs

IL Y A ENCORE PEU D'ANNÉES, dans les campagnes, que l'on soit paysan pauvre ou bourgeois cossu, on ne jetait rien. On gardait tout. On montait au grenier les objets, on portait les engins dans la remise. S'ils étaient trop volumineux ou trop lourds, on les laissait sur place. Ainsi se constituait de manière naturelle, sans que forcément on le nomme, un tas de vieilleries. De temps en temps, on venait reprendre un objet sur le tas qui demeurait un espace privé proche de la maison. On jetait aussi, directement par la fenêtre ou depuis le seuil de la maison, divers rebuts. Ce qui constituait, à distance d'un jet de pierre - pour prendre une expression de chasseur préhistorique -, un demi-cercle d'ordures composé de chaussures, de bouteilles cassées, de morceaux d'assiettes, de poteries brisées, de vêtements en lambeaux qui s'enfonçaient progressivement dans le sol meuble. Le jeteur marquait sa désinvolture en exhibant, à quelques pas de sa maison, ce que sa position sociale lui permettait de gaspiller.

Dans la maison, divers tiroirs et boîtes servent d'espaces de rangement ou de stockage à de menus objets ou déclassés. dont la liste fournirait un inventaire des pratiques quotidiennes des occupants. Le contenu des tiroirs varie selon la pièce. Dans le tiroir de la cuisine, on reconnaît les tire-bouchons, les bouchons, quelques étiquettes de vin, des ciseaux, un marteau, des Couteaux ébréchés mais encore utiles pour épargner un couteau neuf, des clous rouillés pour « la soupe de ferraille » («ça donne des muscles », disait mon grand-père), des morceaux de ficelle embobinés autour d'objets qui les font virevolter lorsqu'on veut les sortir.

Le tiroir, au fond, dans ses ombres, est plein de machins voués à l'oubli: des pinces, des tenailles, des casse-noix, des noix, du raphia, du plastique, des bouchons articulés de limonade, la lime, le fusil à affûter, le tire-point, plusieurs tournevis dont l'introuvable cruciforme avec ses connotations savantes et religieuses entre Cruciverbiste et crucifié: «Où as-tu mis le cruciforme, nom de Dieu! - Le cruciforme? Quel cruciforme? J'ai pas vu le cruciforme. », Comme si l'objet avait pour fonction principale de faire prendre l'air au joli mot. Idem pour la pince-croco - qui devient crocodile et vous mord lorsque vous glissez la main dans le tiroir.

Le tiroir sert aussi aux femmes pour se mettre en colère lorsqu'elles en veulent aux hommes ou à leur destinée. Elles ouvrent le tiroir et l'engueulent. Elles engueulent le tiroir. Elles l'accusent, Pour de vrai, d'avoir englouti ce qu'elles cherchent: « Mais où est passé le tire-bouchon? Il était encore là avant-hier, etc. » Ma mère pleurait sur son tiroir; Marinette, elle, engueule tous les tiroirs, qui ne se laissent jamais refermer sans s’être fait tasser à coups de claques et d’insultes.

Il y a aussi les boîtes, où s'accumulent des objets souvenirs; (les boîtes de pensées, de voyages, de secrets: elles contiennent de simples cailloux, dont seul le dépositaire connaît l'origine. « Cette pierre provient de notre voyage de noces à Perpignan. Celle-ci, Je crois, du chemin devant la maison de mes parents. » Certains sont des morceaux d'étoiles qu'on ramasse les soirs de juillet, quand le ciel pleut des lucioles. Il en tombe tellement qu'il suffit, dit-on, de se mettre, ces soirs-là, un caillou dans la poche pour être sur qu'il vient des étoiles. Il y a des boîtes pleines (le timbres oblitérés, déchirés de leur enveloppe, des timbres qu'on trouve beaux, qu'on pourrait collectionner ou que collectionneront les petits-enfants, des timbres pour « les petits Chinois qui ont faim» (comme on disait dans mon enfance, sans que l'on comprenne au juste pourquoi), des lacets, un vieux bracelet-montre, des pièces d'horlogerie, des crayons (mais rarement des petits crayons, dont la mystérieuse disparition reste une énigme), une vieille bougie anémiée, des ciseaux en forme de cigogne, du fil à coudre enfilé dans une aiguille fichée dans l'étui noir du porte-aiguille, la bobine de plomb que l'on cherche en vain les soirs d'orage lorsque sautent les fusibles et que passe la boule de feu du tonnerre qui emporte les prothèses et les clous des souliers ferrés.

Parfois, les boîtes débordent d'une sorte d'écume d'objets qui dépassent, obligeant à des expurgations, des classements. Des boîtes en carton, des boîtes à cigares, des boîtes à chaussures sont alors remplies d'objets triés tant bien que mal. Se pose cependant aux obsessionnels la célèbre question des classements dans une même catégorie: par fonction, par lettre alphabétiques, par taille, par couleur, par formes ? Et, quelle que soit la solution adoptée, se pose le même dilemme: faut-il consacrer une boite à Lin seul tire-bouchon ou se résigner à le mélanger avec les pinces, le marteau et les clous? Reste le drame du collectionneur de ficelles qui voit son trésor se raréfier, la ficelle étant partout remplacée par ce ruban agressif qui se précipite sur lui-même, s'autocolle avant que l’emballeur n'ait pu s'en saisir.

Le collectionneur de collections, Henri Cueco, Seuil, 1995